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L'INTERPRÉTATION DES ŒUVRES ACOUSMATIQUES

Compte-rendu de la table ronde

organisée par Thélème Contemporain

à Futura 96, du 23 au 25 août 1996

 

Hélène Planel

Bertrand Merlier

François Bayle

François Donato

Marc Favre

Denis Dufour

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" L'interprétation des œuvres acousmatiques est une nouvelle discipline musicale, basée essentiellement sur l'écoute, elle doit naturellement s'imposer dans les années à venir. Chaque musicien devrait pouvoir intégrer cette discipline dans sa formation musicale. C'est un des meilleurs moyens d'éveiller et de former l'oreille au langage musical contemporain, sans avoir à maîtriser une haute technicité gestuelle.

Comme un interprète traditionnel fait vivre la partition de papier, l'interprète de musique acousmatique fait vivre l'œuvre fixée par le compositeur sur la bande magnétique. Il réalise la mise en espace de la matière sonore sur un acousmonium (orchestre de haut-parleurs). Il règle, au fur et à mesure que le concert se déroule, les niveaux d'intensité de chaque voix de haut-parleurs ; il agit en direct sur la couleur des sons par le jeu de tel ou tel haut-parleur de timbre particulier ou par les variations de filtrage.

Comme le chef d'orchestre, il dynamise les masses sonores, usant de son savoir, mais aussi de sa passion. "

Hélène Planel (1987)

 

 

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Présentation par Hélène Planel et Bertrand Merlier

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Thélème Contemporain est l'une des premières structures à avoir pris conscience du problème de l'interprétation des œuvres acousmatiques. Depuis 1987, elle travaille à la sensibilisation du public et à la formation des amateurs et des professionnels en organisant divers stages d'interprétation. Ce n'est donc pas par hasard, ni encore moins par mode, que nous avons organisé cette année une préfiguration d'un concours d'interprétation de la musique acousmatique dans le cadre de Futura 96. Nous espérons ainsi sensibiliser le public, les professionnels, les institutions à l'importance de l'interprétation dans le concert acousmatique, activer l'émergence d'une nouvelle catégorie d'interprète, faire prendre conscience de l'urgence de l'introduction de cette nouvelle discipline dans la formation musicale.

L'idée de s'intéresser et de valoriser le travail de l'interprète de musique acousmatique a reçu un accueil en demi-teinte, ou en point d'interrogation, auprès du milieu musical acousmatique. Elle a visiblement suscité beaucoup de questionnements – j'irais même jusqu'à parler de doutes. Et surtout beaucoup d'incompréhension ou de hors sujet. C'est pourquoi nous avons préféré aujourd'hui faire un petit pas dans la bonne direction et partir sur de bonnes bases. Bref, ne pas mettre la charrue avant les bœufs...

L'idée du concours d'interprétation acousmatique va être mise en pratique à FAUST en octobre 1996, grâce à l'association Paysaginaire. Je m'en réjouis à l'avance.

C'est donc en préfiguration à ce concours que nous avons voulu procéder en organisant ces trois concerts " 1 œuvre, 3 interprètes "

Pour cette préfiguration, Thélème Contemporain a choisi d'inviter les compositeurs suivants : François Bayle (G.R.M.), Marc Favre (G.M.V.L.), François Donato (G.R.M.), Denis Dufour (G.R.M. et Futura) et Bertrand Merlier (Thélème Contemporain). Nous remercions aussi les compositeurs Chris Chanet, Jonathan Prager et Fabien Saillard d'avoir bien voulu se livrer au jeu du "jeune interprète".

Le programme des trois concerts " 1 œuvre, 3 interprètes " était le suivant :

Le 23 août : Théâtre d'ombres (extraits 5, 6 & 7) de François Bayle, interprétée successivement par Fabien Saillard, Bertrand Merlier et le compositeur lui-même.

Le 24 août : Le repère de la Salamandre de Marc Favre, interprétée successivement par Chris Chanet, Bertrand Merlier et le compositeur lui-même.

Le 25 août : Douze mélodies acousmatiques (extraits, n°1, 3 & 9) de Denis Dufour, interprétée successivement par Jonathan Prager, François Donato et le compositeur lui-même.

Un échange de points de vue entre le public, le compositeur et les interprètes a eu lieu à l'issue de chaque concert. Après le troisième concert, une table ronde a ouvert un débat public avec les compositeurs, les interprètes, les professeurs et les représentants des organismes de diffusion.

Nous précisons que notre propos n'est pas d'envisager les nombreuses questions techniques qui concernent l'interprétation acousmatique, mais l'interprète lui-même et le rôle qu'il joue. Ainsi, nous avons proposé aux intervenants de la table ronde de réfléchir sur les thèmes suivants :

  1. L'interprète, en tant que passerelle nécessaire entre le compositeur et le public.
  2. La pérennité et la valorisation du répertoire acousmatique grâce aux interprètes.
  3. Les relations entre compositeur, interprète et structures de diffusion.
  4. Comment préparer l'émergence d'une nouvelle catégorie d'interprètes.
  5. L'initiation à l'interprétation de la musique acousmatique comme formation de l'oreille.

J'ajouterai qu'à notre connaissance, les concerts " 1 œuvre, 3 interprètes " sont les premiers concerts acousmatiques subventionnés par l'A.D.A.M.I., (Administration des Droits des Artistes et des Musiciens Interprètes). Nous sommes donc sur la voie de la reconnaissance de cette nouvelle profession.

Déroulement des concerts " 1 œuvre, 3 interprètes " :

Dans chacun des concerts, une seule œuvre acousmatique de courte durée est jouée :
Une première fois, en stéréo sans interprétation.
Puis trois fois par trois interprètes différents (voir ci-dessus).

Les différentes écoutes sont séparées par une minute de silence, afin que chacun fasse le point sur ce qu'il a entendu et se prépare à l'écoute suivante.

La première écoute se fait donc simplement en stéréo, comme chez soi. Cette écoute a plusieurs buts :

  1. Éviter l'effet de surprise et de découverte qui fait qu'on écoute l'œuvre et non pas l'interprétation, ce qui défavoriserait sévèrement le premier interprète.
  2. Pouvoir mémoriser l'œuvre, appréhender sa structure, pour mieux apprécier la mise en valeur qu'apporte l'interprète.
  3. Donner un point fixe auquel se référer pour comparer les différentes interprétations.
  4. Et enfin, montrer, une fois de plus, qu'une musique gagne toujours en concert, jouée par un interprète, par comparaison à son écoute privée sur CD. L'interprète crée la magie du concert et fait vivre l'œuvre pour le plaisir de l'écoute.

 

 

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… À propos du rôle de l'interprète

dans la musique acousmatique

François Bayle

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Cette occasion, rare et fructueuse, d'un échange de vue entre des praticiens de musique acousmatique – je veux dire des compositeurs ayant aussi l'expérience de l'implantation du concert et de l'animation des auditoires, comme c'était le cas de M. Favre, F. Donato, B. Merlier – était également envisagée par son organisateur, Hélène Planel, comme une " préfiguration à un concours d'interprétation de musique acousmatique ", ainsi qu'une introduction à celle-ci dans l'enseignement en école de musique. Il faut bien souligner ces préalables pour apprécier dans sa perspective et son effort dans la durée, une démarche à la fois modeste et ambitieuse (comme je les aime).

À cette préoccupation mon apport est, de la même façon, limité et persévérant. Bien sûr on comprendra qu'il m'arrive de m'impatienter de voir si peu de chemin parcouru depuis nos premiers essais des années 70 et de prédire que la route sera encore longue pour réunir les oasis expérimentaux dans le désert de leurs marges.

Mais j'aurais mauvaise grâce d'oublier le succès annuel de nos saisons de concerts du Cycle Acousmatique (18è année !) et la vitalité des éditions phonographiques de ces musiques (plus de 20 labels !). C'est que le temps travaille pour nous, (qui sommes des artisans du temps du son). L'expérience s'accumule, les œuvres se diversifient et peu à peu se détachent de leurs auteurs en vue d'une vie propre, celle de l'auditoire musical, cette mystérieuse opération d'échange d'énergie.

Je voudrais ne relater que quelques traits essentiels de la séance qui m'était dévolue, relayée les jours suivants par les points de vue de Denis Dufour et Marc Favre.

Première idée. Qui dit interprétation présuppose celle d'une œuvre. Mais cette évidence me permet d'avancer qu'une œuvre se déploie comme la mise en scène (dans l'espace et le temps) d'un scénario interne. Son interprétation consiste à le faire émerger et mettre en valeur les figures, les paysages, les visages. Faire fonctionner les actants à l'œuvre (personnages rythmiques, déploiements morphologiques de lignes, de points, de nuages, de volumes, d'apparitions/disparitions).

Une question bien naturelle est venue : y a-t-il un texte, des prescriptions indiquées par l'auteur ?

– Pas encore et pas si simple –. Le texte ici est fourni par le continuum sonore même, tel que le support (bande magnétique, DAT, CD) le présente, avec l'indexation minimum constituée par le repérage des minutes et des secondes parfois inscrit sur le support même.

D'où la deuxième idée. Une œuvre (celle qui mérite ce beau mot, à cause de sa cohérence, de sa variété, de ses espaces internes différents, de son rythme et sa poésie intérieure… en un mot ces qualités qui font qu'on l'aime et qu'on veut donc la faire aimer pour justement ces propriétés qualitatives qui la distinguent d'une autre œuvre, son identité forte) une telle œuvre tout d'abord s'écoute, se décortique, s'analyse.

C'est ce travail qui donnera le texte de son interprétation correcte. Il faudra chercher, trouver, repérer avec une précision toute musicale les points de départ, les points de jonction, les disparitions, les apparitions, les croisements. Les noter sur un relevé graphique, les savoir par cœur pour le concert, pour bien aménager les contrastes dynamiques, réussir les pianissimo (ainsi que l'a très bien démontré et déclaré Fabien Saillard).

Il faudra distinguer les moments structurels, pour en donner une valeur optimale en choisissant les couples de projecteurs les plus lisibles, au cours d'essais comparatifs (c'est ainsi que Bertrand Merlier a pris soin de le vérifier en testant à l'oreille les meilleurs contrastes, patiemment les uns après les autres).

Lorsqu'est intervenue Hélène Planel pour dire ce qu'elle a ressenti des interprétations successives de mon Théâtre d'ombres par les deux musiciens cités, puis moi-même, elle a trouvé plus de subtilité dans leurs versions que dans la mienne, trop "appuyée".

Je me suis efforcé de dire à ma décharge que le compositeur est mal placé pour cet exercice. En évoquant le grand Stravinski qui s'est appliqué à transcrire pour pianola ses œuvres maîtresses, puis à donner des modèles discographiques de lecture de ses partitions, on en a retenu surtout leur raideur. C'est que pour le compositeur tous les détails de son œuvre lui sont chers et, sur-informé qu'il est, il subira la tentation du trop. Pourtant le modèle du compositeur est un document irremplaçable pour comprendre les liens de sens qu'il établit et la vitesse d'écoute qu'il vise.

Une question de Marc Favre a été très importante, celle introduisant au débat de la multiphonie comme une démarche qui succède à la projection stéréophonique et qui précise sur huit, seize canaux ou plus, les intentions d'interprétations.

Cette question amène ma troisième idée. Il peut se concevoir que l'on souhaite, dans un continuum sonore, hausser les valeurs interprétatives d'accents jusqu'au niveau de valeurs structurelles de composition. Parfait. Un nouveau format (Pro Tools pour le montage, ADAT pour la fixation) l'autorise désormais, voilà donc un territoire neuf à conquérir, dont je ne me priverai pas moi-même. Mais restera, encore et toujours, à "l'interpréter" c'est-à-dire faire au public le don de la musique. Jamais un nouveau format ne réglera le problème du don de la "vie de l'écoute".

L'œuvre est faite pour être à chaque fois remise en jeu (ou en valeur) pour de nouvelles oreilles.

Elle n'a pas qu'une seule vérité. On peut un jour souligner ceci, un autre souligner cela, à condition que le total reste le bon, c'est-à-dire que par l'articulation des contrastes, le contenu formel et symbolique ouvre chez l'auditeur une symbolique correspondante, par la grâce imprévisible d'une mise en relief des formes concrètes exactement ajustée aux conditions acoustiques et psychologiques d'un espace et d'un groupe d'auditeurs.

Le concert comme expertise à cet égard est irremplaçable. Son relais sous forme de versions enregistrées sur CD (et bientôt CD + documentation interactive) fonctionne comme une alternative qui offre à l'écoute de la re-commencer, et ainsi d'engager un travail en profondeur.

En résumé, le programme selon moi est le suivant :

- 1ère étape : accroissement du patrimoine d'œuvres (le corpus)

- 2è étape : relayer les concerts par des CD (les œufs)

- 3è étape :la masse critique atteinte, s'approprier l'héritage, ses genres, ses styles, classiques, modernes (les interprètes).

Peut-être bien que nous en voyons ici les signes avant coureurs.

Comme pièce au dossier, je propose pour finir ce passage d'un entretien avec Peter Szendy (Cahier de l'Ircam n°5 : L'espace) où je m'explique pour des lecteurs d'une culture musicale différente sur la nécessaire préoccupation de la mise en scène et de la projection sonore comme trait identitaire de la musique des sons-mêmes, concrets ou abstraits, la musique acousmatique ou l'art des sons projetés.

Les premières œuvres de Pierre Schaeffer et de Pierre Henry ont d'emblée posé la question de leurs conditions spatiales du début des années cinquante, lors des premiers concerts de musique concrète au Théâtre de l'Empire ou Salle de l'Ancien Conservatoire, leur Symphonie pour un homme seul était " mise en relief " ; l'opérateur, debout sur la scène et tenant en main une bobine, effectuait des gestes dans un espace matérialisé par de larges cerceaux croisés, agissant ainsi par effet de champ sur la balance des haut-parleurs et produisant un mouvement analogique du son dans la salle.

Ce qui m'amène à dire que la projection du son est trop souvent conçue comme l'agrandissement du studio dans un espace commun. C'est pourquoi j'ai proposé cette solution de l'Acousmonium, que nous avons utilisé en concert depuis 1974, et qui repose sur une structure en arches, à la manière d'un pont : des couples de projecteurs peu écartés, mais suffisamment nombreux et divers dans leur répartition spatiale et leurs calibres pour garantir une perspective stéréophonique audible de n'importe quel endroit dans le public, par rapport à un couple de base qui sert de référence.

À l'évidence, l'Acousmonium n'est pas nécessairement adapté à toute œuvre. Une musique minimaliste dans sa conception sera mieux rendue par une implantation de projecteurs également minimaliste. Une musique fondée sur un cinétisme constant sera mieux manifestée par une répartition symétrique de projecteurs identiques.

En revanche, les musiques aux constructions narratives que nous avons tendance à produire ou accueillir au G.R.M. sont tout à fait compatibles avec cette idée d'orchestre, puisqu'elles organisent de nombreux espaces différents au sein de leur durée. La succession de ces espaces internes exige d'être analysée en tant que telle : celui qui les projette aura la responsabilité de leur segmentation correcte, de leur traduction dans des espaces (externes cette fois) appropriés, de leur exécution selon un temps intérieur réfléchi et travaillé (en répétition).

La valeur d'interprétation – que l'on n'attendait pas – ou plus – est ainsi réintroduite dans la modalité acousmatique, qui se différencie alors du cinéma, plus normatif où les expériences avec plusieurs écrans d'Abel Gance sont restées de magnifiques aventures sans lendemain, du moins pour l'instant.

Léonard de Vinci était déjà attentif à la différence, malgré le même volume apparent, entre un petit son proche et un grand son lointain. L'Acousmonium joue de cela. Encore une fois, l'acousmatique n'est pas un art aveugle, puisque l'on voit ces projecteurs et leur mise en scène ; on voit l'interprète et la maîtrise intérieure dont il fait preuve, de la même manière que l'on voit un pianiste sans pour autant voir les marteaux qui attaquent les cordes. Ce qui est drôle, c'est que dans le cinéma et dans la musique instrumentale, on ne voit rien des causes réelles ; finalement, c'est peut-être dans la position acousmatique que l'on ouvre le plus au " voir " – et j'en connais certains qui auront du mal à le réaliser !

Nous vivons dans un univers lavoisien : rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme ; les choses existent dans un espace, elles ont un poids, elles se liquident, on les retrouve ailleurs… Mais les sons, comme les couleurs, n'ont pas de poids : la musique est entièrement non lavoisienne. Ce qui amène, comme le suggère Bachelard, à reconsidérer l'espace et le temps.

Il a fallu attendre longtemps pour trouver comment capter les sons, pour arriver à maîtriser une trame au grain si fin qu'elle puisse supporter d'autres rayonnements. L'onde électromagnétique aura été cette porteuse de profils remplis d'impulsions ; et ce sont ces profils que l'on entend, non leur contenu. Une fois trouvée cette nouvelle " matière à idées ", cela entraîne des conséquences quant à l'espace et quant au temps. Les philosophes ne parlent le plus souvent que de la musique des siècles passés. Bachelard est un des premiers à parler de la radiophonie, de ces sons à l'état d'images. On travaille désormais à la fois sur des durées perceptives et sur des temps imperceptibles, on réaménage le temps.

J'ai déjà cité ce texte (de Bachelard) dans un article intitulé L'illusion temporelle. À l'évidence, il m'inciterait à la réflexion symétrique : l'illusion spatiale…

" …Alors que la substance lavoisienne se posait comme une existence permanente, dessinée dans l'espace, le rayonnement, entité non lavoisienne, se pose comme une existence essentiellement temporelle, comme une fréquence, comme une structure du temps. Dans cette vue, la substance ne serait plus qu'un système multi-résonnant, amas de rythmes qui pourrait absorber ou émettre certaines gammes de rayonnement. On le voit, la porte est ouverte à toutes les aventures, à toutes les anticipations… " (Bachelard, La Philosophie du non, 1947).

 

 

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Le point de vue

de François Donato

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Comme la musique instrumentale, les œuvres acousmatiques ont besoin d'une ou plusieurs personnes pour être données au public après qu'elles aient été réalisées. Mais si les rôles sont très clairs dans le monde instrumental, établis depuis des siècles, les conditions de restitution des œuvres acousmatiques apparaissent plus problématiques.

Pour jouer une œuvre de ce répertoire, il faut mettre en branle un ensemble de ressources assez large puisqu'il s'étend de la musicologie à l'électronique en passant bien sûr par l'acoustique. Le choix et la mise en place d'un dispositif de haut-parleurs adapté à l'œuvre et au lieu du concert nécessitent dans la plupart des cas plusieurs personnes, dont bien sûr celle supposée prendre l'interprétation à son compte. Il est donc bien clair que la médiation entre l'œuvre et l'auditeur est nécessaire, et même impossible à éviter du fait de la nature même de la musique acousmatique : on ne peut pas se contenter de faire entendre un enregistrement, il faut créer les conditions de restitution les plus favorables à l'œuvre, tant au niveau des choix techniques (haut-parleurs, amplis, console, etc...) qu'au niveau de l'organisation de l'espace (depuis la mise en forme du lieu jusqu'à la localisation des haut-parleurs).

Tout cela demande un tant soit peu de réflexion, de pratique et le regroupement des compétences indispensables.

Cependant, ne nous leurrons pas. Nous devons tous, public et surtout praticiens, être conscients du niveau balbutiant où nous nous trouvons dans ce domaine.

Nous savons faire des analyses musicologiques qui n'ont rien à envier à la musique instrumentale, et qui s'attachent aussi bien aux structures de l'œuvre qu'aux moyens de la réaliser. Nous avons à notre disposition des outils (haut-parleurs, consoles, amplis, ...) très performants et de plus en plus accessibles financièrement. Mais le paramètre essentiel que nous utilisons dans nos concerts, à savoir l'espace, reste assez mystérieux. Dans la quasi totalité des cas, nous procédons de manière empirique, complètement intuitive, en utilisant notre outil de base, l'audition, pour contrôler l'effet de nos actions à la console de projection. C'est déjà riche, porteur d'un potentiel de musicalité déjà intéressant, mais ce n'est pas suffisant. Nous manquons d'information sur les effets réels de la perception de l'espace, sur les archétypes éventuels que possède l'ouïe dans ce domaine, alors que depuis des siècles, nous avons amassé une connaissance très étendue sur la perception des paramètres habituels, hauteurs, intensité, durées et plus récemment (en Europe), sur le timbre. Nous nous trouvons pour l'instant à un stade assez naïf dans l'utilisation de l'espace pour la mise en valeur des musiques. Nous sommes en quelque sorte des débutants et si nous voulons avancer, et même avancer vite (c'est indispensable), il est urgent de sortir la projection de sa confidentialité. Trop peu de créateurs parmi ceux qui pratiquent cette musique, ont véritablement pris conscience de l'importance de la projection. S'il est vrai que le rôle des compositeurs est de composer, on peut s'étonner devant la légèreté qui caractérise souvent l'approche de la projection, et si nous souhaitons véritablement valoriser le répertoire déjà très riche de la musique acousmatique, nous devons porter la pratique de sa médiation à un niveau de qualité le plus haut possible.

Au-delà de la motivation personnelle, il y a les écueils que l'interprète est amené à rencontrer. Le principal est lié à l'importance du dispositif nécessaire (difficile de répéter dans son appartement !) Un premier constat s'impose : l'interprète ne peut pratiquer son instrument qu'en de trop rares occasions.

Le moyen le plus efficace pour créer les conditions d'une pratique serait le développement d'une pédagogie de la projection insérée dans un cursus de composition ou bien autonome. Mais dans les circonstances actuelles, cela relève de l'utopie.

Une autre démarche, plus réalisable, consiste à organiser un événement ponctuel qui éclaire au mieux le domaine de la projection : colloques, rencontres (l'excellente initiative de Thélème Contemporain), stages (cf. le travail de l'association C.I.D.M.A) et, pourquoi pas, concours (cf. le concours Paysaginaire pour FAUST 96 à Toulouse). On peut espérer que ce genre de manifestations puisse faire des émules et permette d'imposer dans la conscience de chacun la nécessité de développer cette pratique.

La deuxième difficulté vient souvent du manque de temps accordé par les organisateurs (contraints et forcés dans la plupart des cas). Même s'il ne s'agit pas de revendiquer une virtuosité de type instrumental, l'interprétation d'une œuvre acousmatique nécessite un temps conséquent de répétition, d'essais. Là aussi, on est en droit d'espérer mieux à l'avenir si la projection prend la place qu'elle mérite.

Mais tout ceci n'a de sens, bien sûr, que si la coutume du concert se perpétue. On peut en effet se demander si le perfectionnement incessant des supports, notamment l'intégration d'une restitution multipiste sur des supports grand public, ne nous entraîne pas vers le règne du "tout est écrit". La tentation est grande pour les compositeurs de fixer définitivement la restitution spatiale de leurs œuvres afin que rien ne puisse interférer entre leur pensée musicale et la perception de l'auditeur.

Même si l'espace est sûrement le paramètre à conquérir et à maîtriser maintenant, doit-on pour autant se passer de la valeur ajoutée que peut représenter un "médiateur" ? La prospective socio-culturelle n'est pas de mise ici et je ne m'y risquerai pas, alors tant que le rite du concert se poursuit et que les compositeurs continuent à lui accorder une place importante, n'abandonnons pas la projection pour la simple diffusion sans essayer d'explorer vraiment ses potentialités musicales.

Après tout, la musique acousmatique est jeune de 50 ans et la plupart des cadres, des structures et des connaissances reste à découvrir.

 

 

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Le point de vue

de Marc Favre

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1. L'interprète, passerelle nécessaire entre le compositeur et le public ?

L'interprète, en art acousmatique, est le catalyseur des émotions du compositeur, du public et, bien sûr, de lui-même. Il joue sur :

1. La nuance, comme l'interprète d'œuvres romantiques (trouver la juste intensité relative des phrases musicales, amener judicieusement les crescendi, etc.).

2. L'espace : la mise en plan cinématographique en profondeur (schématiquement gros plan, plan moyen, plan lointain) les changements de plan et les plans de coupes qui font l'articulation de l'œuvre.

3. Le geste : la mise en valeur cinétique des dynamiques et des déplacements d'objets (travelling) par la dextérité à la console, le mouvement bien dosé en fonction de l'esprit de l'œuvre. Il faut que ces points soient suffisamment clairs pendant la diffusion pour que l'auditeur ressente une forme, un espace et une cinétique cohérents.

2. Pérennité et valorisation du répertoire acousmatique grâce aux interprètes.

Il faut maintenir une tradition de la diffusion de pièces stéréophoniques, car depuis 1948, un certain nombre de chef-d'œuvres ont déjà vu le jour et ont besoin de vivre, soit dans l'espace d'un lieu de spectacle, avec l'interprète en direct ou en différé (diffusion automatisée), soit dans des lieux non prévus pour la musique ou créés spécialement pour l'acousmatique (acoustigloo). Un autre pari est la création de l'espace pendant la composition (pour les créations à venir) par le travail multipiste.

3.Relations entre compositeur, interprète et structures de diffusion.

Il faut une relation étroite entre le compositeur et le programmateur, alors qu'il n'y a pas forcément besoin de rapport entre le compositeur et l'interprète.

Entre le compositeur et l'interprète, il y a la même liberté qu'on trouve dans l'interprétation instrumentale : l'interprète donne une vision particulière de l'œuvre (c'est d'ailleurs très instructif d'entendre une de ses pièces jouées par un interprète). En effet, le compositeur désireux de faire apprécier son œuvre, grossit énormément chaque détail ou privilégie des événements qui, pour lui, représentent une histoire intime, reflet de son conscient et de son inconscient. L'interprète choisit un parcours de crête, un survol relatif (titre d'une composition de Marion Hautenne).

Entre le compositeur et le programmateur, la relation doit être plus suivie.

Choisir, si possible avec l'organisateur, la musique en fonction du lieu du concert, (son esprit, son acoustique, etc.), et en fonction des autres pièces programmées (faire confiance à l'organisateur si c'est quelqu'un du métier, sinon demander à écouter les musiques si elles ne nous sont pas connues).

Prendre connaissance du système de diffusion (rendement des haut-parleurs).

Si on peut faire une reconnaissance sur place, préconiser un emplacement provisoire qui pourra cependant changer dans le détail.

Exiger d'avoir suffisamment de temps pour écouter les haut-parleurs et pour répéter (le compositeur estimera ce temps en fonction de la difficulté de la pièce).

Si possible, auparavant, écouter répéter un autre compositeur pour se faire une idée des possibilités de jeu.

4. Comment préparer l'émergence d'une nouvelle catégorie d'interprètes ?

Pour être un bon interprète, il faut avoir une solide expérience de la diffusion, avoir vécu des situations différentes avec des œuvres différentes. Les qualités requises avant la diffusion concernent le placement des haut-parleurs et de la console, l'analyse fine de l'œuvre et une répétition efficace. Pendant la diffusion, rester concentré sur l'œuvre, en faisant attention de ne pas assourdir le public en jouant tout systématiquement trop fort. Il faut, en outre, ressentir et aimer la musique que l'on diffuse. Ainsi, il y a des chances qu'elle passe bien.

Donc, pour former des interprètes, multiplions les stages, les cours d'interprétation au sein des classes (quelques fois négligés sauf pour les concours).

5. L'initiation à l'interprétation de la musique acousmatique comme formation de l'oreille.

L'initiation à l'interprétation des œuvres acousmatiques est très bonne pour la formation de l'oreille, pour l'analyse et pour l'émotion qu'on peut avoir à l'écoute de ces œuvres. Un compositeur novice en tirera un bon enseignement pour ses compositions à venir.

 

 

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L'interprétation de

la musique électroacoustique

Bertrand Merlier

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" Pour demeurer vivante, l'interprétation musicale doit pouvoir préserver, dans tous les cas, une part de spontanéité tirant parti du champ d'indétermination que laisse subsister même le texte le plus soigneusement mis au point. C'est à la faveur de ce champ d'indétermination que se font jour le tempérament personnel de l'interprète, son sens artistique, sa musicalité. De la sorte, une même œuvre supportera plusieurs traductions différentes, chacune d'entre elles correspondant à un éclairage adéquat et complémentaire de l'œuvre en question. "

Marc Honnegger,

(Dictionnaire des Sciences de la musique)

 

1. L'interprète, passerelle nécessaire entre le compositeur et le public

La partition de papier de la musique instrumentale fixe par écrit les sons musicaux et les indications pour leur interprétation. Le geste créateur de la musique et la pensée vivante du compositeur se trouvent aussi inscrits.

Le support de la partition permet au créateur l'établissement de la forme et de l'architecture de l'œuvre. Elle permet, dans un deuxième temps, à l'interprète de jouer la musique, c'est-à-dire de réaliser les sons et de restituer les intentions musicales du créateur. C'est-à-dire de faire vivre la musique pour le public, hors du support abstrait et figé de la partition.

La notation de l'œuvre rend aussi possible l'analyse de l'œuvre et la réflexion a posteriori.

Ce principe de notation caractérise la musique occidentale savante et est en usage depuis l'antiquité grecque. Il est communément admis par tous les musiciens. A tel point que certains amateurs de musique en viennent à collectionner les différentes interprétations d'une même œuvre, gravées sur CD. A tel point que, en ce qui concerne la musique classique des siècles passés, les journalistes et autres critiques musicaux ne peuvent que relater les prouesses ou les bassesses de l'interprétation des œuvres : on va féliciter ou critiquer tel ou tel chef d'orchestre pour son interprétation de la n-ième symphonie de Mozart. On félicite le ou les interprètes ; l'œuvre musicale elle-même n'est plus à présenter, ni à commenter. C'est l'interprétation qui révèle l'œuvre, qui la valorise et la renouvelle toujours et sans cesse.

D'une façon très similaire, la cassette DAT (ou la bande magnétique) fixe les sons de la musique électroacoustique, de même que le geste créateur de la musique et la pensée vivante du compositeur. Contrairement à la musique instrumentale, le geste producteur de son appartient au compositeur. Il est indissociable de l'acte de création : il peut être éphémère ou non reproductible. Mais, la fixation de l'œuvre achevée sur le support permet de jouer cette œuvre en public. La reproductibilité est assurée et permet aussi de soumettre l'œuvre à l'analyse et éventuellement de réaliser une partition, généralement dans le sens d'une description a posteriori.

Pour jouer la musique, l'interprète de musique acousmatique n'a bien sûr pas le soucis de la réalisation des sons, ni la maîtrise du déroulement temporel. Il règle les niveaux d'amplitude des différents haut-parleurs, entraînant par là même des effets de timbre et d'espace :

Jeux d'amplitude : bonne utilisation des échelles des nuances de ppp à fff, dynamisation des masses sonores, etc...

Jeux de timbre : filtrages, choix des enceintes en fonction de leur couleur sonore, etc...

Jeux d'espace : positionnement et déplacement des sons dans l'espace, création et mouvement de plans sonores, grâce au choix des enceintes.

Par ses gestes, son savoir-faire et sa sensibilité, l'interprète de musique acousmatique révèle la structure de l'œuvre, les intentions musicales du créateur, la pensée vivante, formelle et expressive virtuellement contenue dans l'œuvre. Il valorise la palette sonore de l'œuvre, dans le respect des intentions du compositeur ou – pourquoi pas ?– dans un parti pris esthétique personnel. C'est lui qui crée la magie du concert, qui fait vivre l'œuvre et contribue ainsi activement au plaisir de l'écoute.

2. Pérennité et valorisation du répertoire acousmatique... grâce aux interprètes

Pierre Schaeffer, pionnier de la musique acousmatique, nous a quitté. Le patrimoine musical qu'il nous laisse est désormais entre les mains des interprètes. Son œuvre musicale n'est plus à présenter, elle n'a plus à subir les foudres de la critique. Pour que sa musique vive, ses œuvres doivent désormais être interprétées. Malgré lui, Pierre Schaeffer nous montre encore une fois le chemin à suivre ...

3 Former des interprètes, c'est multiplier les opportunités d'écouter la musique acousmatique en concert. C'est aussi multiplier les interprétations.

Je disais précédemment à propos de la musique instrumentale :

C'est l'interprétation qui révèle l'œuvre, qui la valorise et la renouvelle toujours et sans cesse. Marc Honnegger déclare dans son dictionnaire des sciences de la musique que grâce à l'interprète, " une même œuvre supportera plusieurs traductions différentes, chacune d'entre elles correspondant à un éclairage adéquat et complémentaire de l'œuvre en question. "

Le concept de "musique de sons fixés" qui désigne parfois la musique acousmatique me semble être un sujet de confusion potentiel pour le public. Rien n'est fixé dans notre univers. Tout est en constante évolution. Les esthétiques et les références changent, le goût du public change, le matériel change, les hommes changent. Seule la volonté et la conviction des interprètes peut aider à surmonter les contre-coups des fluctuations du goût.

Il n'y a qu'à regarder le renouveau que les interprètes ont su insuffler - il y a quelques années – à la musique baroque, pour souhaiter un tel souffle dans le domaine de la musique acousmatique.

4. Relations entre compositeur, interprète et structures de diffusion.

Dans l'organisation actuelle de la musique acousmatique, les œuvres sont généralement diffusées par le compositeur lui même. Celui-ci a la satisfaction du travail bien accompli – même s'il diffuse comme un pied – il reçoit les congratulations du public, ainsi qu'éventuellement un petit cachet de circonstance.

Pour un organisateur de concert, un interprète de musique acousmatique, c'est donc quelqu'un de plus à payer, alors que ce rôle est déjà assuré (accaparé ?) par le compositeur.

Les principaux organisateurs de concerts acousmatiques sont... les compositeurs eux-mêmes, le plus souvent organisés en structures de création musicale. Par cette pratique, par cette auto-satisfaction dans l'instant, le compositeur s'enferme avec son œuvre. A l'opposé, en formant des interprètes, en leur offrant des créations, en leur donnant un statut social et financier, le compositeur assurerait de multiples opportunités pour l'avenir de son œuvre. Il n'y a qu'a prendre modèle sur la musique classique instrumentale qui survit très bien sous cette forme depuis plusieurs siècles : en général, les compositeurs instrumentaux ne s'accaparent pas les instruments, sous prétexte qu'ils en ont écrit la partition. Ils ont la sagesse de laisser les interprètes professionnels valoriser leur œuvre et porter le message musical au public. Et cela semble marcher ...

Il y a dix ou vingt ans, la musique acousmatique avait un besoin essentiel de centres de création. Aujourd'hui, elle souffre du manque de centres de diffusion. Le festival international Futura est une opportunité unique en son genre, il met bien en évidence les milliers de compositeurs de musique acousmatique qui s'activent dans l'ombre... et qui ne sont jamais joués.

Il serait temps d'envisager de créer des structures de diffusion et d'interprétation de la musique (peut-être à l'image de la création des Maisons de la Culture par A. Malraux, il y quelques décennies. Les Maisons de la culture ont permis en leur temps d'attirer et de former un public, vers de nouvelles formes de création.)

5. Comment préparer l'émergence d'une nouvelle catégorie d'interprètes. L'initiation à l'interprétation de la musique acousmatique comme formation de l'oreille.

L'interprétation de la musique acousmatique ne nécessite pas une virtuosité au sens des instruments traditionnels. Elle ne nécessite qu'une bonne paire d'oreilles et de la sensibilité. Les compositeurs qui diffusent actuellement leur propres œuvres n'ont pas fait dix années d'études pour savoir comment diffuser...

La réalisation d'une partition d'une œuvre acousmatique – sous forme de dictée musicale – est un exercice fort amusant et très formateur pour l'oreille. Je l'ai assez souvent fait pratiquer à de jeunes élèves d'écoles de musique, lors de mes différentes résidences de compositeur.

Nous travaillons dans ce sens à Thélème Contemporain afin d'organiser des stages d'interprétation de musique acousmatique dans les classes de formation musicale des écoles de musique. " Cette nouvelle discipline musicale, basée essentiellement sur l'écoute, est un des meilleurs moyens d'éveiller et de former l'oreille au langage musical contemporain, sans avoir à maîtriser une haute technicité gestuelle. "

La formation en musique instrumentale classique passe entièrement par l'interprétation : des interprètes forment de nouveaux interprètes. Ce n'est qu'après huit ou dix ans de pratique qu'un élève peut accéder aux études de composition. Sans tomber dans un tel académisme, je pense qu'il conviendrait d'instaurer, dans les écoles de musique, un cursus du son. Avec des classes d'écoute et de pratique du son en parallèle avec la formation musicale : prises de son, montage, mixage, petite sonorisation, interprétation d'œuvres acousmatiques.

Puis au bout de deux ou trois ans, accès à une spécialisation : soit interprétation, soit composition.

 

 

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Le point de vue

de Denis Dufour

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1. L'interprète, passerelle nécessaire entre le compositeur et le public ?

Aujourd'hui, dans le domaine de l'art acousmatique, le besoin numéro un n'est pas le besoin d'interprètes. Avant l'interprète, il faut un dispositif, il faut un instrument. Mais l'instrument, on ne l'a pas le plus souvent. Combien de dispositifs de projection du son cohérents (d'au moins douze voies de diffusion !) existent aujourd'hui, qui soient réellement viables pour le concert, pour lesquels il ne soit pas nécessaire d'effectuer des soudures de dernière minute, de racheter, de louer pour l'occasion des haut-parleurs supplémentaires ? Ils sont peu nombreux. Autant dire que les "instruments" (dispositifs de projection, "orchestres" de haut-parleurs) existants sont rarement satisfaisants, et que les candidats à l'interprétation devraient idéalement se munir de leur propre dispositif. En en faisant l'acquisition au fur et à mesure de leurs moyens. Par nécessité – concerts d'élèves, programmation de mes propres pièces, festivals, coproductions – j'ai moi-même constitué un dispositif propre dont les éléments ont été acquis progressivement depuis 1980. À dire vrai je ne me sens pourtant pas vraiment l'âme d'un interprète ; tout comme je n'avais pas la vocation d'un interprète dans le domaine de la musique instrumentale… J'ai donc mis à la disposition des autres ce dispositif – actuellement 22 voies de diffusion- pour faire œuvre d'utilité et combler les lacunes que je viens de décrire. Motus n'est pas un ensemble de projection du son très spécialisé, je ne lui ai pas donné, pour cette raison, une personnalité bien marquée, il est un peu "multi usages". Disons que par rapport à d'autres il jouerait plutôt le rôle d'un dispositif de chambre élargi, comme on parlerait d'un orchestre de chambre, le grand orchestre correspondant plutôt à la dimension de l' "acousmonium" de l'Ina-GRM. Les deux types d'ensemble ne permettant pas selon moi de projeter exactement les mêmes œuvres. L'interprète n'émergera que lorsqu'il sera possible de prévoir un nombre suffisant de répétitions : et cela n'est possible que dans le cas d'un dispositif attaché à une salle, à un lieu exclusivement dédiés, à une institution. Ensuite seulement se pose la question du professionnalisme des répétitions – choix et évolution de l'implantation, nombre de "services"… – et, plus fondamental encore, du professionnalisme de la programmation : se calquera-t-on sur le principe du répertoire attaché à un interprète (le "concertiste" !) ou est-il nécessaire que les interprètes à venir cultivent une polyvalence qui réponde à la demande des programmateurs ? Entendra-t-on des interprètes déclarer " Moi, je ne joue que Pierre Henry " ou " Moi, je ne joue que Bayle et Parmegiani " ou " Moi, je ne joue que telle ou telle esthétique " ? Auquel cas, nous risquons un effondrement du répertoire d'œuvres diffusées… Nous nous trouvons donc dans une phase où les quelques interprètes disponibles devront être capables de jouer des œuvres de caractères très différents sur des dispositifs plus ou moins polyvalents. Pour filer la métaphore avec le concert classique, ils devraient être capables de jouer aussi bien des quatuors que des symphonies !

À Futura déjà, ces questions se posent, l'objectif étant de rendre possible une "multiplicité de couleurs", donc un plus large éventail possible d'ensembles de projection, servant au mieux la totalité du répertoire existant. Les réductions budgétaires draconiennes que nous avons subies cette année nous ont obligé à revoir à la baisse nos ambitions dans ce domaine : nous n'avons pu mettre à disposition des interprètes qu'une salle unique et un dispositif fixe pour des œuvres très différentes les unes des autres, tant dans leur espace propre que dans les implantations qu'elles appellent. En 1995 au contraire, l'acousmonium de l'Ina-GRM avait pu naviguer d'un espace industriel (usine de la Socar) à l'ambiance plus réduite de la salle municipale, accompagné de trois techniciens qui ont permis aux interprètes-compositeurs de modifier l'implantation à chaque concert. La période de pénurie budgétaire qui s'annonce pour le secteur de la culture ne semblant pas devoir prendre fin bientôt, les contraintes liées aux nécessaires répétitions des œuvres et au manque de personnel technicien risquent d'obliger les interprètes à reproduire souvent cet exercice de grand écart dans les années à venir. Voilà donc un nouveau métier qui commence dans des conditions bien difficiles ! C'est une question d'économie pure et simple, mais aussi sans doute un problème de vocation, vocation des interprètes naissants à se doter eux-mêmes des moyens d'exercer leur art. Trouvera-t-on des volontaires autres que les compositeurs eux-mêmes ? Le statut d'interprète pur est-il suffisamment gratifiant pour qu'on exige d'eux de tels efforts : donner de leur vie et de leurs moyens pour investir dans un équipement qui ne leur rapportera rien pendant de très nombreuses années ? Poser le problème de l'interprétation de ces musiques c'est poser le problème de l'existence économique de ce genre de concert. Et quid de la rémunération de ces interprètes ? Parfois rémunérés, parfois considérés comme serviteurs de leur propre œuvre ("projection du son : le compositeur" !) et donc dispensé de cachet, parfois, mais c'est plus rare, employés par une institution, les interprètes de ce genre sont encore à la recherche de leur statut.

Quant à moi, pendant une dizaine d'années, je me suis dispensé d'interpréter moi-même mes œuvres lors des concerts du GRM. Pourquoi ? Je ne m'en sentais pas vraiment capable, c'était trop lourd pour moi, j'avais peur d'affaiblir l'œuvre par des hésitations. J'ai donc souhaité que quelqu'un d'autre projette mes œuvres sur l'acousmonium du GRM, une personne rémunérée pour cela. Cela a surpris l'institution, mais cela a fini par être admis. Aujourd'hui encore, j'aime laisser à d'autres le soin d'interpréter mes propres œuvres. D'ailleurs, je ne pense pas que tous les compositeurs aient absolument envie de monter à la console. C'est souvent faute d'autres candidats qu'ils le font. Si nous nous étions vraiment glissés dans la peau des interprètes nous aurions travaillé nos arrivées et nos saluts au public comme de vrais interprètes. Bref, les compositeurs ont le désir d'être reconnus, mais pas forcément comme interprètes de leurs propres œuvres. Certains le souhaitent, bien sûr, sans que ce ne soit à mes yeux ni une qualité ni un défaut. Il y a des boulangers qui ont envie de vendre eux-mêmes leur pain, de ne pas rester tout le temps au fond du fournil. Ils ont envie qu'on leur dise à eux que le pain est bon. C'est humain, ce n'est pas une question de compositeur, d'interprète ou autre. Moi, je laisse volontiers les autres projeter mes œuvres, je les rémunère (même un peu), j'apprécie le service qu'ils me rendent.

L'interprète n'est donc pas encore la passerelle qu'on pourrait attendre entre le compositeur et le public, même s'il est certainement un médium nécessaire. La passerelle adéquate serait plutôt des salles adaptées, des dispositifs installés en permanence et un temps de répétition suffisant, comme je l'ai déjà dit. A ce moment, peut-être envisagera-t-on des projections sonores "automatisées". Comme il existe des salles de cinéma permanent, peut-être existera-t-il des salles de projection acousmatique permanente. Quitte à inviter de temps en temps un "interprète vedette" pour ses qualités de virtuose de la console. Qui ne se déplacerait pas, par exemple, pour une interprétation des œuvres de Pierre Henry, sous les doigts de magicien du compositeur ? A condition qu'il ait à sa disposition les équipements de son choix… Les interprètes de cette trempe manquent encore à l'appel, il faut bien le dire. En fait ce qui manque surtout ce sont des gens capables d'exprimer une vraie personnalité, une vision, un souffle à travers l'interprétation des œuvres qu'ils proposent.

2. La pérennité et la valorisation du répertoire acousmatique grâce aux interprètes.

On aura donc compris que ce ne sont pas, pour le moment, les interprètes qui permettront cette pérennité et cette valorisation, mais davantage les programmateurs dont on peut espérer qu'ils ne se soient pas eux-mêmes limités à un répertoire par trop étroit. Des diffuseurs, au sens économique de ce mot.

3. Les relations entre compositeur, interprète et structures de diffusion.

Lorsqu'on parle de structure de diffusion, on pense évidemment aux institutions existantes. Il faut, à cet égard, toujours prendre conscience que derrière ces institutions (modestes, éparpillées, désargentées) existent encore les hommes qui les ont créées, avec leurs objectifs propres, avec leurs intérêts, et la défense de leur pré carré. La tentation serait de prêter à ces structures des désirs qui ne sont pas les leurs : recherche, pédagogie, défense d'un répertoire et d'une esthétique particuliers, enfin assurer leur propre survivance à travers des subventions toujours incertaines… Bref, se faire une place dans ce petit milieu revient à créer soi-même une institution nouvelle, une assise, et donc une audience.

Pourquoi pas une structure dédiée à l'interprétation, dotée d'un ou plusieurs dispositifs et d'une salle permanente ? Voilà une idée qui vaut bien toutes les récriminations, les plaintes, les amertumes et la multiplication des débats sur le sujet, non ? Comme on dit "un clou chasse l'autre", et, quand une structure se fige et joue un rôle négatif, il est normal que d'autres institutions, plus actives et tournées vers l'avenir, prennent le relais de l'action… et des subventions ! Dans le petit monde de l'acousmatique, toutes les structures ont été créées par des gens qui ont eu envie de faire tourner les choses, de les faire avancer. Une autre voie serait d' "investir" les structures existantes si elles le permettent, en prenant conscience de la nécessité de les servir avant d'espérer les mettre au service de ses propres objectifs. Faire de ces structures des acteurs vivants du milieu musical, c'est aussi peut-être faire l'effort, une fois atteints certains postes, de se remettre en question, de renouveler ses points de vue plutôt que de pérenniser un pouvoir. L'aventure de l'art acousmatique, une aventure de bientôt cinquante années, supporte mal, par sa fragilité et sa relative jeunesse, un arrivisme outrancier. Sont bien accueillis à terme ceux qui veulent continuer de développer de façon vivante une expérience, un questionnement et non figer une démarche dans la consolidation d'avantages acquis.

4. Comment préparer l'émergence d'une nouvelle catégorie d'interprètes ?

La réponse est toujours la même : d'abord préparer l'émergence de nouvelles salles et de nouveaux dispositifs. Ensuite les interprètes naîtrons, à moins que quelques uns d'entre eux n'aient les moyens de susciter eux-mêmes leurs structures de diffusions.

5. L'initiation à l'interprétation de la musique acousmatique comme formation de l'oreille.

La pratique de la projection en milieu scolaire peut être une excellente formation de l'oreille, il est vrai. Mais c'est vrai également de toute la chaîne de production et de création de l'œuvre, de la prise de son jusqu'aux manipulations du studio et à l'interprétation en effet (même sur quatre haut-parleurs). Tout cela concourt à faire prendre conscience aux élèves, aux stagiaires, aux acteurs de ces expériences, de la nature vivante et mobile du son, de ses potentialités plastiques, de leur capacité à le dompter, à le sculpter. Toutes ces expériences constituent d'excellentes formations de l'oreille. J'irai même jusqu'à dire qu'un simple magnétophone et un micro apparaissent pour nous, professionnels du son et de l'art des sons, comme un moyen déjà suffisant de développer une écoute créative et un "comportement". Nombreuses sont les expériences pédagogiques qui ont permis de le vérifier. Peut-être bien que la projection d'œuvres acousmatiques est un luxe qu'aucun lieu d'enseignement ne peut encore se permettre…

Il me semble pour le moins prématuré de fixer quelque règle ou interdit que ce soit dans un métier qui commence à peine d'émerger, alors que toutes ses chances d'évoluer et de coïncider avec une demande réelle du milieu musical (et du public !) dépendent de sa capacité à bouger, à inventer, à explorer. Vouloir singer naïvement le statut et les prérogatives des interprètes de la musique instrumentale, alors même que n'est pas réellement défini ce qu'est "interpréter une œuvre d'art acousmatique", me paraît dangereux et tout bonnement déplacé. Tous les interprètes débutants vivent dans l'espoir fou de monter sur scène, d'être applaudis, d'être aimés et de gagner beaucoup d'argent. Tout compositeur a sans doute soif d'une égale reconnaissance. Mais on ne peut comparer la culture désormais séculaire de l'ego chez les instrumentistes avec les maigres espoirs de reconnaissance que susciterait une carrière d' "interprète acousmatique" !

Comparer l'interprétation d'une œuvre acousmatique et le jeu d'un instrumentiste revient aussi à comparer deux risques complètement inégaux : d'un côté l'œuvre existe en elle-même, elle est confondue avec son support, elle n'a besoin que de l' "éclairage" d'un interprète pour se faire mieux entendre, pour acquérir une dimension "de concert". De l'autre, l'œuvre n'existe que sous les doigts de l'instrumentiste et la moindre défaillance de sa part entraîne une perturbation qui nuit à son identité même.

Allons plus loin : allons jusqu'à masquer l'interprète acousmatique aux yeux du public pour signifier toute l'importance de l'œuvre elle-même à travers une mise en espace, un relief (la dimension du concert) et résister à la tentation d'une inutile comparaison. L'interprète acousmatique, Maître de cérémonie, "arrangeur", magicien d'un son qui ne lui appartient pas, attirera ici les amateurs, là fera fuir par quelque grossière erreur d'implantation ou de couleur. Gageons qu'à la perfection technique de son métier s'ajouteront une sensibilité musicale, un choix de répertoire, une osmose avec telle ou telle partie du public et que les préférences de ce dernier seront influencées par autant de phénomènes de mode que le choix de tel ou tel "D.J." aujourd'hui. Sans doute sera-ce enfin le signe d'une véritable maturité du genre.

 

 


© ß. MERLIER   -   [ Thélème Contemporain ]   theleme contemporain   -   Crédit photos : PEF   -   Publié en nov 2001 / Màj : aout 2004
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